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Citizen K International été 08, page 123

Rencontre au sommet par Samuel Dambert

Qui est la Suisse ?

Difficile question que l'identité, dans un pays qui l'a surtout affirmée par défaut, par la neutralité, lors des grands conflits du XXème siècle. Un pays où cohabitent trois langues – celles de pays que ces guerres opposèrent. Un pays divisé par le clivage, plus profond qu'ailleurs, entre ses villes et ses campagnes.
Pour les commissaires de l'exposition Enigma Helvetia, à Lugano, la Suissité repose précisément sur ces disparités.
À voir les oeuvres, on sent bien qu'il ne faut pas trop déconstruire la vision d'un monde pastoral blotti contre le flanc de la montagne sous le ciel toujours bleu, où tintent les clochettes de vaches bien grasses et le coucou des pendules. On pourrait appeler cela le mythe d'Heidi. Cette Alpenstimmung existe, dans la réalité comme dans l'art, immortalisée par des tableaux comme La Montagne dorée (1903) de Cuno Amiet ou les panoramas idylliques de Giovanni Giacometti, père du fameux Alberto. L'exposition rassemble aussi des objets banals, fermetures éclair ou éplucheurs à patates, où s'exprime le penchant suisse pour la miniaturisation, la ritualisation et l'esthétisation de la vie quotidienne. Un rapport particulier au temps se dessine. On comprend que le tic-tac de l'horlogerie n'est pas une spécialité suisse par hasard.
Cette atmosphère paisible a attiré un flot d'artistes de toute l'Europe pendant les deux guerres mondiales. Ces réfugiés, qui s'abritent loin des combats ou des persécutions, poursuivent en terrain neutre les expériences les plus extrêmes. Ils prennent position contre la guerre et contre l'académisme. C'est ainsi que le mouvement Dada naît à Zürich en 1916. Son nom aurait été désigné par un coupe-papier inséré au hasard dans un dictionnaire français-allemand lors d'une réunion de jeunes artistes protestataires, au nombre desquels Jean Arp et Tristan Tzara.
L'énigme helvétique, c'est la cohabitation de la tradition rurale avec cette avant-garde qui s'épanouit dans les centres urbains.
Le peintre contemporain Dieter Hall représente bien cette dualité très suisse. Il peint les montagnes de son pays natal depuis son atelier new yorkais, environné du tumulte d'une mégalopole cosmopolite. Une grande paix règne sur ses panoramas : c'est le monde perçu comme une géométrie sereine. On dirait presque une caricature de l'âme helvétique. Mais Hall l'exporte avec sincérité, et recompose les paysages de ses tableaux avec une acuïté et une ironie très fraîches.

Les sommets plongent aussi dans l'ombre

Leta Peer, pour sa part, réconcilie les lieux visages de l'art suisse. Dans Mirrors (2007) elle photographie des intérieurs urbains délabrés où, en guise d'élement de decor, sont accrochées ses propres toiles, d'idylliques paysages de montagnes. Le jeu de miroirs est plus complexe qu'il n'y parait. Ses peintures bucoliques sont les transcriptions de photographies prises par son frère Simon, lors du voyage en montagne qui précéda son décès.  Ambivalence des cimes, mêlant le triomphe de la beauté à la manifestation écrasante d'une nature qui souligne les limites de la condition humaine. Les sommets plongent aussi dans l'ombre, Lorsqu’on lui demande ce qui est suisse, dans son oeuvre, elle repond:“ L’orientation vers ce qui est absent, la tradition, la singularité, l’authenticité, la beauté...“... „Et lorsque’on lui demande, plus précisément, ce qui est suisse en elle, c’est une certaine opiniâtreté qu’elle évoque, qui s’exprime dans son affection pour l’endroit d’où elle vient. „Comme un chien qui reste  obstinément devant la porte d’où on la chassé...“

Le travail de ces deux artistes contemporains montre bien, au-delà du cliché pastoral et des décors de bôite de chocolat, que la métaphysique des sommets reste une composante majeure de l’identité suisse. L’avant-garde n’a pas renoncé à l’Alpenstimmung. Peut-être pratique-telle seulement l’autre versant de cette même montagne.

 

 
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